Entretien avec la réalisatrice
Agnès Fouilleux... à retrouver dans le dossier de presse du film.
« Le lien entre politique et vivant est probablement celui qu’il nous faudra renouer pour inventer une nouvelle façon d’habiter la terre et de faire société : un nouveau récit, une nouvelle culture. » Agnès Fouilleux
" De belles rencontres sur cette tournée. Après Geneviève Azam qui m’a accompagné à Toulouse, un moment émouvant avec Véronique, la maman de Rémi Fraisse, tué en 2014 à l’âge de 21 ans, par un tir de grenade offensive de la gendarmerie lors d’une manifestation pour préserver une zone humide à Sivens, tout comme Vital Michalon, jeune enseignant, tué en 1977 à la centrale nucléaire de Creys-Malville. N’oublions pas.
À Bordeaux, Toulouse, Montpellier j’étais avec le Groupe National de Surveillance des Arbres et leurs écureuils qui s’ installent dans les arbres pour les protéger de l’abattage. Ces derniers jours 4 personnes ont été grièvement blessés par les gendarmes qui les ont délogé sans ménagement, en les jetant à terre de parfois plus de huit mètres de haut. Le chantier climaticide et écocidaire de l’A69 est le théatre d’une violence d’état inouïe.
Violences physiques mais aussi dénigrement et désinformations consistants à criminaliser les personnes qui s’engagent pour les décrédibiliser. Cela a été le cas pour Vital, Rémi et c’est le cas aujourd’hui pour ces militants.
Le rôle du récit est déterminant pour construire l’opinion.
La LPO, les Paysans de Nature et de nombreux collectifs locaux accompagnent eux aussi les projections pour expliquer combien le vivant revient rapidement là où on lui laisse une place. Ré-ensauvager nos campagnes est une solution. Partout, continuons de défendre l’eau, la Terre, le vivant.
Par le biais du cinéma et de la culture en général, essayons d’écrire une autre histoire, de renouer le lien avec notre propre milieu de vie et de reprendre contact avec l’essentiel.
Raconter, c’est résister disait Luis Sepulveda !"
Agnès Fouilleux
D’ou est venue l’idée de ce film ?
« Le film aborde de très nombreuses questions : celles de notre rapport à la nature et comment celui-ci pourrait nous aider à construire des sociétés qui ne soient pas basées sur la domination. J’ai eu envie de comprendre pourquoi nos sociétés sont tellement en dehors de la réalité, presque schizophrénes. Avec ce que nous savons sur le réchauffement climatique, la sixième extinction des espèces, les pollutions irréversibles nous devrions complètement révolutionner notre manière d’habiter la terre, sans plus attendre. Or les changements sont à la marge.
Nos sociétés vivent dans le mythe. À travers les récits, que nos cultures successives ont construits. Le fait de comprendre des données objectives qui peuvent être amenées par la science, n’induit pas forcément une réaction. Notre imaginaire quelque part est plus fort que notre rationalité. Et il est profondément ancré dans la « doxa » qui fonde nos sociétés. Le changement doit se faire dans les têtes, c’est avant tout une question de culture, comme le dit l’archéologue Ludovic Slimak dans le film, d’où la difficulté qu’il y a à faire bouger les choses. »
« Le changement est avant tout culturel. »
L’articulation entre nature et culture est un sujet qui traverse les sociétés humaines depuis le paléolithique jusqu’aujourd’hui, et éclaire nos fonctionnements. Les sociétés nomades maintenaient un rapport suffisamment respectueux avec leur environnement car c’était dans leur intérêt direct. Nous, nous avons coupé le pont, le lien avec notre environnement. À partir du moment où l’agriculture a conquis le monde, nous avons bouleversé les paysages et notre lien avec les milieux et les espèces.
Notre culture est aujourd’hui déconnectée du vivant, c’est une culture de la domination, sur la nature mais aussi sur les femmes, sur les minorités… Elle est très phémère quand on la replace dans l’histoire de l’univers, mais elle est profondément destructrice et laissera des traces profondes. »
« Pour être humain, il ne faut pas en finir avec la nature. »
Ce sujet vous parait-il être d’actualité ?
« Des intellectuels se sont emparés du sujet, comme Baptiste Morizot ou Vinciane Despret, mais ils utilisent un vocabulaire de recherche, très technique, qui s’adressent difficilement à tous. Il y a aussi les mouvements populaires comme les Soulèvements de la Terre, les Paysans de Nature ou les Naturalistes des Terres. Mais la majorité des gens reste encore dans l’indifférence vis à vis du vivant et des milieux naturels. Parallèlement, l’incompréhension peut même s’accroître dans certains milieux de terrain, comme chez les agriculteurs, qui ont toujours évolué dans d’autres cultures et qui se sentent remis en question violemment. L’omniprésence du numérique également nous extrait de la réalité, du concret et donc du vivant.
Je pense qu’il faut réussir à en faire un sujet de société, d’interrogation collective. Notre société prend un tournant de plus en plus radical, qui aura des conséquences et je souhaitais participer à une réflexion avec ce film.
Sur la forme, le film entremêle plusieurs fils narratifs ?
« Je voulais que se mêle le temps, mais aussi l’espace, l’infiniment grand et l’infiniment petit. Je voulais replacer nos sociétés, nos vies dans l’universel et dans l’univers, pour faire sentir le vertige que cela procure. Pour cela j’ai construit le film comme un puzzle. La question du vivant en est un fil pour aborder la question de la domination, avec à la fin comme une évidence qui se dessinerait…
On se rend compte que l’écologie au sens large est loin d’être un problème nouveau. Les interventions de Claude Lévi-Strauss, avec cet entretien sur « L’homme nu » qui est si moderne et pertinent, permet aussi cette mise en perpective. Jusqu’aux « luttes environnementales » d’aujourd’hui qui sont évoquées à la toute fin du film pour reprendre ce « pouvoir du dedans » dont parle la philosophe Catherine Larrère, et qui est une question politique.
Le film est construit comme une dentelle, ou chaque fil est relié à plusieurs autres. Il y a des petites choses, des grands liens, des impressions et des sensations, des propos et des idées et tout ça se dessine peu à peu en un grand tout.
« Chaque chose prend un sens nouveau à côté de l’autre. Comme dans la nature ! »
J’essaie de procurer un ancrage, une profondeur du propos qui emmène la réflexion. Dans notre monde où l’attention est sollicitée à chaque seconde, la salle de cinéma fait partie des derniers lieux où on peut encore prendre ce temps précieux de la réflexion. »
La référence à une certaine littérature, au cinéma avec Méliès notamment, à la recherche, au journalisme, à la culture est présente en filigrane tout au long du film, pourquoi ce choix ?
« L’écrit, la parole, le mythe, l’imaginaire sont tous ces éléments qui fondent nos récits et orientent nos sociétés. Je voulais qu’apparaissent ces éléments, à travers les peintures rupestres pour les sociétés du paléolithique, puis à travers le cinéma en effet, mais aussi des oeuvres et des textes, les médias, la radio par exemple, qui revient à plusieurs reprises, dans des brouhaha comme une rumeur du monde. Je voulais rendre palpable aussi cette culture du sauvage qui n’est justement pas la culture dominante, mais qui existe à bas bruit.
Le choix des auteurs et intervenants est important. Celui dont les textes reviennent le plus souvent est Henri David Thoreau, d’abord parce qu’il fait le lien entre ce rapport au vivant et la question politique. Avec La pensée sauvage, on retrouve ce point de vue dans la pensée de Lévi-Strauss, éclairée par des penseurs contemporains, comme la philosophe Catherine Larrère ou l’historienne Valérie Chansigaud.
Il y a aussi le titre du film bien sûr. Nicolas Bouvier dans son « usage du monde », dans son récit de voyage, questionne déjà le rapport nature/culture. Sans entrer dans un discours écologique, il propose déjà par le biais de son écriture et d’un imaginaire riche autour de la nature, de repenser notre relation au vivant et aux paysages. Il critique les prémices de ce qui aujourd’hui déferle comme un tsunami sur les milieux et les espèces naturels.
Dans le film de Georges Méliès, le voyage dans la lune dont on voit un court extrait au début du film, il y a cette folie de l’homme bien sûr, la démesure de ses projets, sa toute-puissance imaginaire mais aussi la thématique des peuples autochtones avec les Sélénites, ces habitants de la lune qui sont « les sauvages » face à l’homme blanc dominant. Cette thématique des peuples nomades et/où autochtones revient aussi à plusieurs moments dans le film.
« Aujourd’hui quand on tourne dans la nature, la plupart du temps elle est silencieuse. »
Le vivant a aussi une large place, et surtout dans la bande son du film. Aujourd’hui quand on tourne dans la nature, la plupart du temps elle est silencieuse. On entend les avions, les voitures, les bruits des humains car nous sommes excessivement bruyants, mais pas le chant des oiseaux, les insectes où les animaux. La bande son du film est une bande son de fiction. Elle a été entièrement retravaillé pour y faire exister cette nature que l’on ne voit plus ni n’entend. Chaque espèce dans son milieu. Et tout ceux qui ont participé apparaissent au générique dans une très longue liste d’espèces, et les quelques intervenants humains sont noyés dans cette foule. Je voulais que l’on se rende compte que sans ces « autres vivants » de la nature, nous pourrions nous sentir terriblement seuls au monde… »
Dans votre film il est aussi question d’agriculture ?
« L’agriculture façonne les paysages et donc les milieux. Jean-Paul Demoule, qui est un éminent préhistorien spécialiste du néolithique explique comment cette période d’invention de l’agriculture a été le commencement de ce que les chercheurs nomment l’anthropocène. Les archives sur le remembrement éclairent aussi d’un jour nouveau notre propension à industrialiser sans cesse l’agriculture, avec des conséquences écologiques et humaines mortifères. Sabine Couvent, une paysanne naturaliste, nous montre comment il est possible de prendre en compte le vivant et l’humain dans les pratiques agricoles, en allant au delà des préjugés..
Autre chose est possible, et les paysans qui revendiquent des échelles plus petites, le local et le respect de la biodiversité sont de plus en plus nombreux. Cette contre-culture est de plus en plus visible, les Soulèvements de la Terre ou Les paysans de nature, par exemple en font partie.
La question de la domination sur les femmes est présente dans votre film en parallèle à la nature. Vous êtes une femme réalisatrice, comment vivez-vous ce statut ?
« J’ai voulu rendre prégnante cette idée que l’on « traite les femmes comme de la nature » soulevée par Catherine Larrère. La force de la culture là-aussi est étonnante. Dans le film, cette idée est étayée par l’épisode des bisons et du matriarcat qui pose presque une synthèse du problème : le langage, la façon dont Frank Mayer le tueur de bisons parle de ces femelles-cheffes, et le fond bien sûr ! C’est comme si le massacre se justifiait d’autant plus que la société des bisons est un matriarcat. Il y a les femmes, et les minorités représentés ici par les peuples autochtones.
Dans ce film je voulais qu’il y ait beaucoup d’intervenantes féminines, mais il a été difficile de trouver des femmes pour intervenir. Difficile d’une part de connaitre leur existence, car elles ne sont pas particulièrement mises en avant de manière générale dans les médias ou sur le net. Et d’autre part parce que plusieurs n’ont pas souhaité répondre.
« on traite les femmes comme de la nature »
Moi-même, je suis de plus en plus consciente d’une forme de discrimination dans mon travail. Mes collègues masculins sont plus facilement « pris au sérieux », légitimes, et ils ont plus de moyens. Après 4 films sortis en salles, tous recommandés art et essai, je dois à chaque fois me battre pour trouver une légitimité et cela dans une économie précaire… J’ai dû avancer uniquement par ma propre volonté et par des réseaux alternatifs.
Mes films trouvent pourtant un public dans les salles. La difficulté est de faire connaitre leur existence car le bouche à oreille a aussi des limites. J’ai par ailleurs la chance d’avoir la confiance des programmateurs de salles et certains de mes films me sont redemandés ponctuellement des années après leur sortie.
J’essaie de faire des films qui ne restent pas à la surface des choses. Pour celui-ci, ce sont d’ailleurs les premiers retours que j’ai. Reste à lui donner une visibilité pour que les gens puissent aller le voir. »
« Le lien entre politique et vivant est probablement celui qu’il nous faudra renouer pour inventer une nouvelle façon d’habiter la terre et de faire société : un nouveau récit, une nouvelle culture. »
Vous produisez vos films et les distribuez via une association, quitte à perdre la possibilité des aides du CNC, c’est un choix ?
« Je demande systématiquement l’aide à l’écriture mais je ne l’ai jamais obtenue. Je vis en province et par conséquent en dehors des réseaux, ce qui rend les choses encore plus difficiles. Ce film là, a nécessité plusieurs années de travail donc dans un temps long, à un rythme qui n’est pas « commercial », ce qui est plus difficile à porter dans un cadre classique.
Produire et distribuer via une association permet d’avoir cette souplesse, mais aussi de s’affranchir du « pouvoir » du producteur par exemple, et dont j’ai déjà fait à plusieurs reprises l’expérience de manière pas toujours positive pour le film. C’est une liberté complète tant sur la forme que sur le fond, qui m’intéresse tant vis à vis du propos, que pour éviter un formatage de plus en plus prégnant. Cela sans pour autant exclure un regard extérieur qu’il suffit d’aller chercher tout au long de la fabrication d’un film.
De nombreux cinéastes connus produisent leurs films via leur propre société de production, ce n’est pas étonnant. »
« reprendre le pouvoir du dedans » et non pas le « pouvoir sur »
Un dernier mot ?
« Raconter, c’est résister nous dit Luis Sepulveda, et en ce sens là le cinéma est un puissant média narratif. Il devrait nous permettre de nous questionner en profondeur.
Ce film est un voyage entre nature et culture, dans le tourbillon vertigineux du temps et l’espace, c’est en tout cas ce que je voulais proposer. Quelque chose qui donne envie d’exister et surtout d’agir, de « se ré-approprier le pouvoir du dedans » et non pas le « pouvoir sur » comme l’explique si bien la philosophe Catherine Larrère..
Le film traite du vivant, de notre lien aux autres espèces, à la terre, à l’eau. La question de la domination est centrale. Si le film finit en parlant de démocratie, c’est justement car ces deux notions sont intimement liées, et qu’elles sont déterminantes pour la suite. Le lien entre politique et vivant est probablement celui qu’il nous faudra renouer pour inventer une nouvelle façon d’habiter la terre, un nouveau récit, une nouvelle culture. »